Ginsbourger Francis, Le Vercors oublié. La résistance des habitants de Saint-Martin (1942-1945), Paris, Les Editions de l’Atelier, 2019, 288 p.
Encore un livre sur le Vercors, dira-t-on en prenant connaissance de l’existence de cet ouvrage paru en février 2019. Après le Vercors trahi, l’Amère victoire, voici donc le Vercors oublié, portant comme sous-titre La résistance des habitants de Saint-Martin (1942-1945). L’hypothèse de l’auteur tient en partie dans ce sous-titre : selon lui, la plupart des ouvrages consacrés à la Résistance sur le Plateau opèrent une dichotomie entre les combattants, « vrais » résistants, et la population du Vercors, considérée au mieux comme ayant aidé les premiers, au pire comme des spectateurs passifs d’un combat qui n’était pas le leur. Pour F. Ginsbourger, les habitants du massif, comme ceux de Saint-Martin-en-Vercors, résistèrent, au plein sens du terme, et très tôt, mais leur résistance tomba dans l’oubli.
Pour étayer son hypothèse, F. Ginsbourger s’appuie sur une histoire familiale, sur la microhistoire du village de Saint-Martin, par le recueil de témoignages, le plus souvent indirects, auprès des membres de sa famille et des proches de ceux qui vécurent les événements de la Seconde Guerre mondiale. Bien entendu, l’auteur insère ces récits et témoignages dans le contexte de l’époque, retracé grâce aux nombreux ouvrages parus sur le sujet.
Un parcours
L’histoire familiale d’abord : les Ginsbourger, Gintzburger à l’origine, cumulent plusieurs destins qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, devinrent de lourds handicaps. Originaires de Nancy, appartenant à la bourgeoisie commerçante et industrielle de Lorraine, ils se transformèrent dès juin 1939 en réfugiés, fuyant la menace allemande, pour s’installer dans le Sud-Ouest puis dans la Drôme. Israélites selon l’expression utilisée sous la IIIe République, ils devinrent à cause des lois de Vichy des Juifs, dont la vie se trouva réduite par les statuts des Juifs, puis menacée par la volonté de destruction de l’occupant. Et cela malgré la qualité d’ancien combattant du grand-père, engagé volontaire dès ses dix-huit ans, vétéran de Verdun, de l’Yser, du front d’Orient, titulaire de nombreuses décorations dont la Croix de guerre. Malgré aussi le sacrifice de ses trois frères, dont deux moururent des suites de leurs blessures au front. L’arrière grand-mère, demeurée en Lorraine, n’échappa à la déportation que, dans un premier temps, grâce à un état de santé fragile, volontairement exagéré, puis à l’intervention énergique de son fils, Aimé, le chef de famille, venu clandestinement sur place. Contraints de fuir Valence, les Ginsbourger gagnèrent Romans puis Saint-Martin, grâce à une « chaîne », plutôt qu’un réseau, catholique, notamment deux prêtres, les abbés Michel Lemonon et Fernand Vignon. Là ils vécurent de l’été 1943 à l’été 1944, moment où ils durent, ainsi qu’une partie de Saint-Martinois, se cacher dans les forêts et les grottes environnantes, suite à une dénonciation. René, fils d’Aimé et oncle de l’auteur, s’engagea dans la Résistance, comme agent de liaison d’abord et surtout, après le 6 juin 1944, comme infirmier, du fait de ses années de médecine, études qu’il acheva après la guerre. Ainsi se trouva-t-il, entre autres, incorporé dans la compagnie Brisac, puis, après la libération de la région, au sein de la Première Armée.
L’apport de la mémoire familiale, les témoignages des descendants des habitants de Saint-Martin, permettent à F. Ginsbourger de retracer un parcours semblable à celui de nombre de familles juives françaises et étrangères, stigmatisées par Vichy, traquées par les Allemands et leurs collaborateurs. L’auteur trace aussi, de manière impressionniste, le portrait de ces Saint-Martinois, paysans, religieux, médecins, qui surent ne pas céder devant l’ennemi.
Une résistance oubliée ?
Cependant, l’auteur convainc moins lorsqu’il développe son hypothèse sur l’oubli de la résistance des habitants du village et du Vercors drômois en général. Celle-ci paraît indéniable : on ne trouva guère, à Saint-Martin, qu’une famille, voire qu’une personne capable de dénoncer et de piller les biens des Ginsbourger, la majorité prêtant aide et asile aux réfugiés et aux combattants. Le village constitua la capitale administrative et militaire du maquis, et vit la création d’un hôpital recevant l’ensemble des maquisards malades ou blessés. Des Saint-Martinois comme les frères Bouchier, Loulou et Popaul, s’illustrèrent dans le groupe franc de Romans puis dans le maquis. Le Vercors drômois ne connut aucun retard dans l’implantation de combattants, le maquis de Cournouze se targuant parfois d’être le premier du massif, avant de devenir le C4 de Franc-Tireur. Enfin, la Résistance prit des formes diverses, allant de la désobéissance civile à la lutte armée, en passant par le sauvetage des Juifs, particulièrement des enfants. Mais les arguments de F. Ginsbourger sur la dichotomie combattants/habitants n’emportent pas toujours la conviction. On sait d’ailleurs que, dans les guerres asymétriques, la distinction civils/combattants tend, sinon à s’effacer, du moins à s’estomper. S’il étrille avec justesse certaines publications, comme une bande dessinée préférant une fiction approximative à une réalité bien plus profonde, on le suit moins dans ses critiques d’ouvrages sérieux comme celui de Paddy Ashdown ou les mémoires d’Yves Pérotin. Ou dans son approbation d’un documentaire dont le titre même, Entre deux feux, va à l’encontre de sa démonstration.
Saint-Martin oublié ?
La postérité oublia-t-elle Saint-Martin ? La commune ne figure pas en effet parmi les sites retenus pour les grandes commémorations, mais ceux-ci possèdent des caractéristiques que ne possède pas Saint-Martin : lieux de combats (Saint-Nizier, Vassieux, Valchevrière, le Pas-de-l’Aiguille), de massacres (Malleval, Vassieux, La Chapelle, la grotte de La Luire), de nécropoles (Saint-Nizier, Vassieux), deux communes comme Saint-Nizier et Vassieux cumulant les trois. D’autre part, après la guerre, Saint-Martin et les Saint-Martinois ne furent pas autant oubliés que F. Ginsbourger l’écrit. Tous les ouvrages concernant le maquis citent la commune, en tant que « capitale » administrative et militaire de la Résistance, et que lieu d’implantation de son hôpital. La commune disposa pendant de longues années d’une section des Pionniers du Vercors, et Louis Bouchier présida l’association huit années durant, une présidence interrompue seulement par sa brutale disparition.
De même avons-nous du mal à souscrire à l’affirmation de la captation de la mémoire du Vercors par Grenoble et l’Isère : certes, Grenoblois et Romanais entretinrent parfois des rapports orageux, mais les Drômois furent toujours considérés comme des Pionniers à part entière et jouèrent un rôle éminent dans le processus de mémorialisation : Benjamin Malossane ne figure-t-il pas parmi les co-auteurs du Chant des Pionniers ? Le choix de Pont-en-Royans comme siège de l’association, où se déroulèrent les assemblées générales des Pionniers près de trente années durant, tint surtout, outre aux souffrances de la commune pendant la guerre, à sa situation géographique à la frontière des deux départements. Celui de Grenoble comme siège administratif correspondit à la présence d’une préfecture, celle de la Drôme se trouvant à Valence, assez loin du Vercors avec lequel le chef-lieu entretint peu de liens directs. Le lecteur pourra également rester sur son quant-à-soi devant les concepts de « présence à soi » ou d’ « absence à soi » lui paraissant dans le cas présent peu opératifs.
Un ouvrage à lire
On pourra aussi reprocher à l’auteur quelques approximations, l’ « escadrille de la Luftwaffe spécialisée dans la lutte contre les maquis » ; Léon Martin révoqué de ses fonctions de maire par Vichy alors qu’il les avait perdues lors des élections de 1935 ; Chavant ancien « député socialiste » ; la LVF qualifiée de « Ligue des volontaires français contre le bolchévisme », jamais utilisée en tant que telle dans la répression des maquis ; Charles Jourdan « fondateur » de la firme romanaise en lieu et place de son grand-père, homonyme il est vrai ; les Compagnons de France qualifiés d’« organisation scoute » « noyautée par les résistants », « Hervieux alias Huet » alors que l’inverse serait plus logique ; les éditoriaux d’Henri Lalouel dans l’Echo de Nancy, typique de la Collaboration à la parisienne et non de la « propagande de Vichy ». Ou des citations à deux degrés, comme celle de l’ouvrage Grenoble et le Vercors, facilement accessible directement.
Toutes ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt présenté par cet ouvrage, particulièrement par l’évocation du lien tissé entre Résistance, population locale, clergé du Plateau, réfugiés juifs, grâce à l’utilisation de sources inédites, donc de manière originale. L’auteur complète ainsi les nombreuses et diverses publications sur le sujet. C’est dire que l’on ne peut que recommander ce livre à tous ceux qui s’intéressent au Vercors des années 1942-1944 et même aux passionnés de la Seconde Guerre mondiale, fort nombreux au demeurant.
Jean-William Dereymez